27.6.07

Eau claire de la lune

L'air claque, battu à coup de bouteilles en plastique et de bâtons. Le nouveau spectacle de Pina Bausch, celui qu'on attend en trépignant d'impatience depuis un an, vient de commencer.
Le plateau est dépouillé. Une masse rocheuse et sombre, presque menaçant, occupe le fond de la scène. Il est le seul décor apparent autour duquel douze danseurs vont s'ébattre, s'ébrouer et virevolter pendant deux heures.Deux heures merveilleuses où le temps me semble suspendu aux pas de Rainer, Fernando, Ditta, Asusa, Sylvia, Julie Ann et des autres; arrêté par les mots rauques de Nazareth Panadero, éternelle bavarde enchanteresse. Le temps emprisonné par cette troupe troublante qui, tous les ans, accapare quelques heures de nos vies et nous mène où ils veulent. Le temps semble figé mais pourtant le tempo est rapide. Trop rapide. Les solos s'enchaînent avec bonheur; celui du bouillonnant Rainer Behr suivi par celui du tempéré Fernando Suels. La sensation étrange que le temps s'étire à l'infini mais que tout va pourtant trop vite.
La scène qui semblait vide révèle rapidement une large déchirure aquatique. L'eau si précieuse, l'eau de vie si chère à la chorégraphe. Cette eau là entre en scène. Déjà, les danseurs s'y vautrent avec délice. Soudain, sans prévenir, une pluie fine, petite bruine bretonne, barre le plateau sur toute sa longueur. Une fraîcheur humide frappe nos yeux ébahis. Elle a osé domestiquer les éléments et a réussi à inviter un nuage chargé d'eau à se joindre à sa fête. Les rayons de lumière qui balayent ce rideau d'eau évoquent une longue chevelure qui se laisserait porter au gré du courant d'un petit ruisseau. Malgré les difficultés techniques que peuvent engendrer l'élément liquide sur un plateau de danse (glissade, chute...), les danseurs sont dans leur élément. Ditta et Silvia s'élancent tour à tour sous cette pluie battante et exécute une danse incantatoire, presque fusionnelle avec l'eau qui tombe. Et, à travers le voile de pluie, la vision fugace de Silvia Farias telle la nymphe d'une source, dans une posture alanguie et divine, ses cheveux longs et mouillés qui se collent sur sa longue robe de soirée rose tachetée de gouttes de pluie, avant qu'elle ne se lance dans une danse échevelée.
Puis la pluie s'intensifie et devient orageuse. Le rythme de la pièce s'accélère encore. La danse devient presque sauvage. Tout n'est que courses effrénées. Les scènes s'enchaînent dans une précipitation calculée. Les mots deviennent cris. Les gestes tendres deviennent des prises violentes, bestiales. Les forces d'une nature trop longtemps bridée envahissent le corps de chacun des danseurs livrés à eux même. Tout cela nous laisse sans force à force d'un trop plein de mouvemente, une saturation d'énergie primitive; nous qui sommes confinés sur nos siège de spectateur. Mais cet orage passe vite. Arrive bien vite l'accalmie. La musique se fait plus douce. Dans la flaque devenue rivière, des êtres mi hommes mi poissons traversent la scène en nageant joyeusement. Le calme avant la tempête. Le calme qui ne durera pas plus longtemps que le milieu du deuxième acte.
Survient alors le déchaînement des éléments. Les courses deviennent désordonnées. Les danses se croisent, se chevauchent, se percutent presque. Le ciel du théâtre déverse des torrents d'eau. Des seaux d'eau balancés avec violence sur le rocher évoque une tempête qui frapperait une côte déchiquetée. Un malaise s'empare de nous. Une vague sensation de fin du monde, d'apocalypse, de déluge. Une punition divine. Une énergie prodigieuse s'élève alors qui n'a plus rien de libératrice. Les danseurs exsangues, finissent la pièce en se tortillant au sol comme des animaux à qui on aurait entravé les membres; écrasés par la toute puissance d'une nature dominatrice.
Encore une fois Pina Bausch nous livre une pièce forte qui nous laisse sans force. Une pièce qui apporte tout le plaisir escompté. Cette bonne sensation de jubilation de s'être laissé entraîné et malmené par son monde si particulier. La pièce n'est pas sans défaut. La répétition à l'infini de certains éléments de la dramaturgie bauschienne peut finir par lasser; l'exécution à l'identique de certain danseur, les piliers de la troupe, de leur meilleur moment de danse d'une pièce à l'autre, peut paraître caricatural à la longue. Mais est-ce vraiment des défauts? Car après tout, l'assemblage du tout fait qu'on assiste toujours à quelque chose de différent. Et on aime voir et revoir Nazareth Panadero ou Dominique Mercy exécuter leurs mouvements si caractéristiques même si l'effet de surprise n'y est plus.Alors, je continue à me laisser transporter par la vague déferlante de plaisir que me procure la chorégraphe allemande. Je me noie volontiers et sans aucune retenue, dans les rouleaux puissants de ses pièces qui inondent au fil des ans ma petite personne.

Vollmond - Pina Bausch (HCSUAB ANIP) - Théâtre de la Ville

Crédit photo : Jochen Viehoff

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